Notre histoire

Préface au Catalogue 50 ans des éditions Fanlac, décembre 1993

L’histoire d’une maison d’édition est d’abord celle d’un père fondateur. Puis elle devient celle d’une famille. Il en va ainsi pour les éditions Fanlac, fortement marquées durant plus de quarante ans par la personnalité de Pierre Fanlac. Né à Périgueux le 12 février 1918 et issu d’une famille purement périgourdine,  – la ferme d’un de ses ancêtres deviendra la maison natale de Jacquou le Croquant dans la suite télévisée de Stellio Lorenzi – il avait pour grands-pères un tisserand et un ancien berger devenu boucher et était lui-même le fils d’un cheminot sorti du rang que sa carrière conduisit à Bordeaux, Brive, Limoges et Paris. Il commença donc ses études secondaires au lycée Montaigne de Bordeaux et les termina à Paris, au collège Rocroy-Saint-Léon. Très tôt, il prit ses première leçons de bibliophilie auprès d’un bouquiniste du quai des Grands-Augustins, Louis Lanoizelée, qui lui apprit à reconnaître les différentes sortes de papier et le lit en relation avec quelques écrivains : Émile Guillaumin, Marguerite Audoux ou Henri Poulaille. Ainsi naquit sa vocation de poète et de conteur, mais surtout d’éditeur. Il réalisa à dix-sept ans sa première publication : une anthologie intitulée Mosaïques, composée des poèmes de ses camarades de classe de première, dont Roger Vrigny, futur prix Fémina (1937).

Mais voici que son père prend sa retraite et regagne Périgueux avec sa famille. Pierre travaille alors dans une banque, puis quitte les banquiers véreux qui l’employaient pour devenir secrétaire du chef de cabinet du préfet de la Dordogne. Il rejoint alors tous les jours un rédacteur de L’Avenir de la Dordogne, Léopold Chaumont, et donne à ce journal une chronique hebdomadaire. Surtout, il écrit et publie déjà de nombreuses plaquettes de vers et de récits volontiers illustrés à tirage extrêmement limité et crée même, en 1938, avec un groupe de jeunes gens dont l’âge moyen est de dix-neuf ans, une revue littéraire mensuelle intitulée Reflets, que suivit en 1940, une autre revue, Terre du Périgord, dont la guerre vint interrompre la parution au bout de trois numéros. Mobilisé, il sert dans les chars avant d’être fait prisonnier à Vannes. Il réussit à s’évader avant son transfert en Allemagne, il regagne Périgueux, se fait garçon de boucher pour vivre, se marie et ne tarde pas à prendre contact avec le mouvement Combat où il milite activement. Capturé par les Allemands, il est libéré presque miraculeusement.

Persévérant toujours dans sa vocation littéraire, il n’avait pas cessé d’écrire et de publier, et s’efforçait de grouper autour de lui de jeunes poètes, des conteurs mais aussi des illustrateurs. Il crée ainsi une petite entreprise d’édition dont la date de naissance peut être fixée à 1943. Mais le vrai départ des éditions Fanlac coïncide avec la Libération. Pierre qui publie alors un certain nombre d’ouvrages concernant l’histoire de la Résistance dans sa région ainsi que des œuvres d’écrivains résistants, devient l’éditeur du poète René-Guy Cadou et, surtout, lance un périodique conçu durant l’Occupation, L’Essor, hebdomadaire satirique né de sa rencontre avec Jean-Paul Lacroix et Gabriel Macé, futur rédacteur en chef du Canard enchaîné, qui étaient tous deux professeurs d’anglais à Périgueux. Imprimé d’abord à mille exemplaires sur presse lithographique, L’Essor rencontre un tel succès qu’il faut utiliser pour l’imprimer des presses de plus en plus puissantes d’abord à Limoges puis à Paris et qu’il atteint en 1947 des tirages proches des 120 000. Transférant du même coup sa maison d’édition à Paris, Pierre Fanlac multiplie alors les publications. Il se lie avec Pierre Seghers et Marcel Béalu, donne Ballade de Hurlecœur de Luc Bérimont, ou encore le Journal d’une solitude de René Lacôte. Il n’hésite pas à aller rendre visite aux plus célèbres écrivains du temps afin de leur demander des textes à publier dans une collection de demi-luxe : « Les classiques de demain ». Il nous a décrit dans un livre posthume qui lui tient lieu de mémoires, Les Choix d’une vie, comment André Gide lui accorda la faveur de publier dans des conditions très avantageuses L’Immoraliste dont il réalisa une édition extrêmement soignée qui lui valut les compliments de l’auteur, tandis que Montherlant devait renoncer à aider le jeune éditeur par suite de sa condamnation par un tribunal d’épuration et que le mari de Colette lui réclamait dès le départ une somme si élevée que l’affaire ne put se conclure en dépit de l’accueil apparemment aimable de l’illustre dame de lettres.

Tout semblait alors présager une réussite parisienne pour les éditions Fanlac en une époque où les grandes entreprises, parfois compromises durant l’Occupation, voyaient se développer en face d’elles de nouvelles maisons. Mais voici que Pierre Fanlac qui s’était fié à des comptables parfois peu honnêtes, se trouvait brutalement devant un passif de 400 000 francs. S’engageant à rembourser toutes ses dettes en une période de dix ans, il retournait à Périgueux. Paradoxalement, ce fut la chance de son originalité. S’il était resté à Paris, Pierre Fanlac aurait sans doute risqué, comme beaucoup d’autres, de recourir aux talents confirmés pour développer ses affaires. Faisant front avec une énergie indomptable à une situation catastrophique, vivant avec sa famille parfois misérablement, il ne désarma pas dans les heures sombres, construisit de ses mains au fond de son jardin un petit bâtiment destiné à abriter une imprimerie, obtint un prêt de son père qui lui permit d’acheter une vieille presse du siècle précédent, se munit de quelques caractères garamond et recourut à l’aide bénévole de quelques typographes de la ville pour réaliser des impressions à tirage limité. Disposant désormais de l’expérience nécessaire, il réussissait dès lors à développer une entreprise d’édition parfaitement originale, publiait des romans et surtout des recueils de poésie à tirage limité, imprimés et illustrés avec goût. Surtout, il centrait son activité sur un régionalisme bien compris, ce qui n’était pas évident puisqu’il lui fallait trouver sur place les écrivains du terroir capables de faire connaître les traditions et les mœurs du Périgord ancien et moderne.

Pierre Fanlac y excella. Il avait découvert son « créneau » et montrait une fois de plus que la véritable création littéraire part naturellement de toutes petites unités entretenant des contacts étroits avec des micromilieux et susceptibles d’insuffler en ceux-ci une dynamique créatrice. De plus, l’un des secrets de sa réussite fut de savoir maîtriser la chaîne graphique, de la composition au brochage grâce à son atelier pouvant exécuter des tirages soignés inférieurs à 5000 généralement imprimés en garamond de corps 6 à 12, et aussi d’organiser des réseaux de distribution originaux basés sur des liens personnels avec des libraires spécialisés dans des domaines précis, et notamment la poésie, ainsi que sur la prospection systématique des points de vente de sa région. Soit une série d’activités qui requérait un labeur écrasant et qui déborda finalement les moyens d’un seul homme : Fanlac se décida donc à céder en 1984 son imprimerie, qui réalisait un chiffre d’affaires de 4 millions de francs et employait alors dix-huit personnes, à ses ouvriers qui continuèrent à travailler pour lui selon les traditions déjà établies.

Quand on feuillette le catalogue de sa maison, on relève d’abord des œuvres d’écrivains célèbres  et d’autres consacrées à ceux-ci et l’on constate en parcourant ses archives que Pierre Fanlac entretint des relations souvent suivies avec beaucoup d’écrivains et d’éditeurs célèbres ou notoires. C’est ainsi que deux de ses recueils de poèmes, Couleur du temps et À mon seul désir, furent publiés par Pierre Seghers dont il publia en retour Poèmes pour après et Éclats. Il donna encore au cours de sa carrière des œuvres d’André Gide, André Maurois, Henri Pourrat, Hervé Bazin, Jean Giono, en inédits ou en rééditions, de même que d’autres de Marcel Béalu, René-Guy Cadou, Luc Bérimont qu’il connut bien. Son amour pour la littérature le poussa même à publier en 1949 sous la fausse adresse de Bruxelles la première version du Vieillard et l’enfant de François Augiéras qui prit, pour signer cet ouvrage, le pseudonyme d’Abdallah Chaanba. S’il n’a pas pu connaître Eugène Le Roy, l’auteur de Jacquou le Croquant, qui était d’une autre génération, il correspondit durant de longues années avec Jean Giono dont il donna Accompagnés de la flûte et Sur des oliviers morts. Mais il regretta toujours de n’avoir jamais pu rencontrer le grand écrivain qui envisageait pourtant dans une de ses lettres de constituer avec lui « une petite maison d’édition artisanale ». Par ailleurs, Fanlac et ses successeurs se sont toujours montrés très soucieux d’illustrer leurs publications et notamment leurs recueils de poèmes de gravures originales particulièrement soignées, signées par Maurice Albe, Frédéric Benrath, Antoni Clavé, Zao Wou-Ki, et ils occupent dans l’édition de documents photographiques une position non négligeable. Enfin, l’amour de Fanlac pour l’image l’amena encore par exemple à éditer sous la signature de Madeleine Bonnelle et Marie-José Méneret un Sem devenu classique.

Cependant, la principale activité de l’entreprise resta avant tout de retrouver et de célébrer les traditions du pays – comme ce fut le cas par exemple dans Les fils émancipés de Jacquou le Croquant de Georges Rocal, curé et résistant solidement implanté dans le terroir ou La Dordogne du temps des bateliers de Jacques Reix. Dans une telle perspective, on trouvera naturel que les éditions Fanlac aient publié les œuvres d’un conteur oral contemporain, Daniel L’Homond, sous le titre de Sacré quotidien et autres contes. Parallèlement, elles se sont naturellement trouvées amenées à présenter les trésors artistiques du Périgord, des grottes de Lascaux à ses églises, à ses châteaux et à leurs légendes, comme par exemple Lascaux en Périgord noir, ouvrage collectif. Soit d’innombrables publications, toujours parfaitement écrites et agréablement illustrées touchant à l’ethnographie et à l’histoire de la région qui émanent parfois des milieux universitaires comme Yvon Delbos, biographie 1885-1956, de Bernard Lachaise, de l’université de Bordeaux III. Qu’on ne s’étonne donc pas si les mêmes presses, explorant un nouveau domaine, ont mis au jour un remarquable petit essai dû à la réflexion du professeur Greimas, De l’imperfection, qui ouvre la voie à une série d’ouvrages consacrés aux sciences humaines.

Henri-Jean Martin

Professeur émérite à l’école des Chartes, a rédigé avec Lucien Lefebvre L’apparition du livre et a dirigé avec Roger Chartier L’Histoire de l’édition française.

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