Géographiquement, un plateau représente l’idéal de ce que j’ai recherché sur cette planète, mais souvent je me contente de peu : l’horizon imagine ; je le crois. Et tout un continent de l’esprit me tient lieu d’Asie centrale. Gramat, Limogne : je connais mal les causses du Quercy où a vécu un temps William S. Merwin. Un peu mieux ceux de la Lozère : le Méjean et le Noir, où j’ai circulé (à pied, je le précise, et à l’étonnement soupçonneux des gendarmes de Sainte-Enimie, car c’était à l’époque où le Larzac bouillonnait encore un peu). Je m’autorise cette ouverture, car aucun poème ne m’a donné l’impression de cheminer sur un causse comme les longs versets des longues laisses de Merwin. Je ne sais d’ailleurs ce qu’il faut penser des rapports entre une œuvre et le territoire où elle s’implante. Il se peut que Merwin ait élu résidence sur un causse parce que sa poésie déjà le voulait, ou que le causse se soit emparé de sa disposition pour entrer dans la poésie. En tout cas, je retrouve en le lisant ce qui attire mon pas (ou de plus en plus ma songerie) vers des plateaux. Et c’est bien sûr contradictoire : on y est saisi par une déambulation de l’immobile, ou par une immobilité qui ne cesse de se déplacer. Mais cela c’est l’impression d’ensemble. Elle finirait par engourdir comme le désert, si un véritable plateau n’était d’abord un plan auquel seule la perspective confère son apparence d’égalité. Or on ne doit pas s’en tenir aux apparences mais non plus par principe les récuser : celle-ci résout la contradiction entre une fixité ambulante et sur le sur-place infini d’une progression. Elle le fait précisément comme le plateau d’une balance qui nous pèse et ne cesserait pas de s’élever à mesure qu’en marchant nous nous délestons, sur l’autre plateau, de l’excès de bagage qui ordinairement nous encombre. Tout doit pouvoir tenir dans un sac assez léger pour qu’il n’y ait plus de sensible sur nos épaules que le poids de l’air où le plateau nous élève indiscontinûment. Mais les plateaux sont en général coupés ou semés d’accidents – monticules, collines, ravins, failles gouffres – c’est aussi de ces accidents que les poèmes de Merwin, qui circulent en permanence dans la poreuse intimité de l’élévation, tirent leur analogie avec ce qu’écrivent les plateaux sur la page onduleuse ou défroissée qui définit leur nature. En somme ils travaillent comme l’esprit d’un berger sous le moutonnement des nuages ou l’énorme clarine en cristal outremer du ciel. Travaille, c’est-à-dire : pense. Et pense c’est-à-dire : constate, observe, enregistre et, par retour de différentes ondes de sa mémoire que provoque un simple roulement de caillou, se rappelle. Quoi ? Tel événement capital qui peut avoir été un arbre, l’odeur d’une lame de couteau, des moments de sa vie très loin soudain en équilibre sur un brin d’herbe, et des histoires d’ici qu’il se raconte parce qu’on les lui a racontées. Qui ? Les gens. Tout ce qu’il a écouté en circulant dans la solitude ainsi peuplée, et qui prend place dans le kaléidoscope où chaque fragment garde la particularité vive de sa couleur et chevauche sur les autres sans les éteindre, pour composer le vitrail nuancier de la rosace sans circonférence de la vie.
Dans les poèmes caussards de Merwin (qui en a écrit et publié aux États Unis beaucoup d’autres, mais ce sont les premiers auxquels on permet de marcher en français) il y a ceci quand même de typiquement américain : une réalité poétique également présente dans les avalanches de Whitman, les glissements de terrain de Pound, voire dans les suspens que les tableaux de Frost ménagent sur l’infini de la neige ou du sentier qu’il n’aura pas pris. Ces poètes-là ont pour ainsi dire bu au sein le lait de l’espace et se fient plus volontiers à l’acte du poème qu’à une réflexion préalable sur la poésie, à quoi nous sommes presque obligés, nous qui ne nous cognons pas seulement tout de suite à quelque chose comme le Mont Saint-Michel et Montmartre, le Lubéron et le cap Gris-Nez, mais encore toujours à quelqu’un entre Villon et Supervielle, Lamartine et Queneau, Ronsard et Michaux, Malherbe et Mallarmé, Rimbaud et le « marché de la poésie ». Il y a d’ailleurs une manière d’être un poète américain tout à fait compatible avec ce qui ne l’est pas. L’espace favorise même une accommodation qui, loin de faire table rase pour l’élan d’un coureur instinctif, lui permet de découvrir toutes les pistes que recoupent les longues jambes de sa liberté. Et au bout de chacune, la nuée lumineuse qu’ont laissée, en disparaissant, d’Homère à Saint-John Perse, tous les poètes épiques où je compterais volontiers Lucrèce, Du Bartas et l’André Chénier de L’Amérique, voire un aspect du sédentaire Follain dont Merwin a relevé parmi d’autres les traces dans son parcours de traducteur.
Mais je disais « réalité » et on peut y entendre « réalisme ». Ce serait un grand appauvrissement. Mieux vaut dire « vérité ». Quelqu’un qui parle constamment en marchant doit être incapable d’affabulation et de mensonge. Et donc on le suit. Est-ce qu’il improvise ? On le croirait. Mais ce ne serait guère, comme l’a si bien démontré Cingria, qu’une façon de composer plus vite quand il le faut absolument, parce que la rencontre d’un instant et du rythme en décide, et à l’improviste elle aussi, entre deux pauses où le plateau muet déroule sa prosodie d’eaux et de vent, de poussière et d’étoiles, de hameaux désertés dont chaque maison conserve une mémoire qui nous habite. L’instant avec sa précision d’éclair, le rythme avec sa science infuse, son pouvoir d’aimant et de condensateur de fer ou d’or épars dans le réseau labyrinthique de nos veines, affects, souvenirs.
Je ne nie pas que l’absence de ponctuation dans les amples vers de Merwin me paraisse quelquefois gênante. Mais c’est plus sûrement ma paresse de lecteur qui contrarie son vers. Car il n’avance pas dans un jardin aux allées aplanies. Il épouse la bousculade naturelle du terrain, se jette au-devant de lui-même comme le pied gauche (ou droit) que ne cadence pas un métronome, mais qui engendre une métrique obstinée et patiente du déboulement. La syncopation du souffle abolit la vétilleuse virgule ; et l’équilibre s’établit dans la justesse rebondissante de la vacillation. La phrase n’a pas plus de limite ou de compartiments que l’espace[1].
Ainsi ai-je parcouru le poème de William Merwin d’une seule foulée entre les horizons qui font cercle mais contiennent en fuyant, avec les ressauts et fractures du terre à terre aspiré dans l’altitude.
La traduction de Luc de Goustine s’attache à la vérité de son marcheur comme son reflet dans une eau vivante.
Jacques Réda,
mai 2004
[1] Ceci explique l’extrême difficulté (que nous n’avons pas surmontée) de suivre un usage qui consiste à émailler de citations un commentaire de poèmes. Ceux de Merwin auraient eu spécialement à souffrir d’une telle opération. Il n’y a d’ailleurs rien de plus significatif que leur ensemble à exposer de poèmes qui sont des organismes d’un seul tenant.