Souvent, les écrivains peignent ou dessinent. Mais souvent, leurs peintures ou leurs dessins sont surtout des commentaires griffonnés dans les marges de leurs livres, qui éclairent leurs textes ou les redoublent. Peu d’écrivains sont aussi des dessinateurs à part entière, peu de peintres sont aussi écrivains: Bruno Schulz, Henri Michaux, Jean Dubuffet comptent parmi ceux-là. John Berger aussi.
Après des études artistiques, John a d’abord exposé et publié ses dessins : la première édition de son livre The Foot of Clive (1962), par exemple, était illustrée. Mais ensuite, et pendant trente ans, sa passion première paraît s’effacer, ou plutôt faire un pas de côté, comme un danseur, pour laisser le premier rôle à l’écriture. Son rapport à l’œuvre d’art (peinture, sculpture, photographie, dessin) prend surtout la forme du commentaire.
Peut-être John Berger a-t-il refoulé son don pour le dessin par scrupule : il croit à la lenteur, à la perfection, et ne pensait pas pouvoir mener de front ses deux vocations, mais aujourd’hui, le dessin refait surface avec force, comme un rêve d’adolescent réalisé dans l’âge mûr.
Durant tout ce temps, tenait-il ses dessins contre son cœur? C’est comme à regret qu’il s’en sépare; comme un arbre se détacherait de ses feuilles s’il n’avait pas le savoir de la saison suivante.
Cette vocation double, ces passions jumelles, ne coexistent jamais de façon pacifique : pareilles à de vrais jumeaux qui se déchirent mais ne pourraient vivre l’un sans l’autre, car ils sont la moitié d’un même être, chacune semble exclure l’autre, la repousser au plus profond. En même temps, dans une dynamique plus secrète, chacune est peut-être garante de l’existence de l’autre.
Mais même lorsque la calligraphie, la note, le poème continuent la courbe d’un flanc, suivent la flexion d’un genou ou poussent un chambranle de porte; même lorsque les thèmes évoquent ceux de ses écrits de fiction; ou même quand leur univers évoque celui d’un écrivain aimé – de Synge à Garcia Marquez – les dessins de John Berger ne redoublent jamais ses textes et ne les éclairent pas.
Carole Naggar
Extrait du catalogue réalisé pour l’exposition de dessins de John Berger à la galerie Denise Cadé à New York en 1994.